Pélerinage en Serbie

6 juillet - 21 juillet 2019

Marcheurs de Dieu

«Marchez tant que vous avez la Lumière » (Jn 12.35) Un pèlerinage c’est une marche, et nous n’avons cessé de nous déplacer, dans ces contrées de la Serbie, du Kosovo, du Monténégro et de la Bosnie. Nous avons marché, nous nous sommes déplacés et nous nous sommes laissés déplacer, comme ces Rois mages qui revinrent chez eux, mais par un autre chemin. (Mt 2.12) Pèlerinage : métaphore du sens de notre vie terrestre,  contraction du temps indissolublement long et court, durant lequel il faut quitter son chez soi, n’emportant que le baluchon du nécessaire. Temps de fatigues salvatrices qui font sourdre en nos fors intérieurs des sucs d’intemporalité, des avant-goûts d’éternité. Temps de déplacement, mais au rebours de la boulimie moderne s’échinant à « faire » des pays et des lieux, il s’agit de se déplacer pour rencontrer des femmes et des hommes, moniales et moines, higoumènes et évêques qui, tous, en une marche parfois allègre parfois claudicante sont poussés sur un même Chemin, vers la Vérité et la Vie. (Jn 14.6) Peut-être n’y a-t-il au fond qu’un seul pèlerinage, celui d’Emmaüs …

Voilà pourquoi peut me chaut de ne trouver en Serbie aucuns lieux que les pas de l’Homme-Dieu ait foulés : ni salle de noces de Cana, ni Gethsémani ni Golgotha. Même les contrées visitées par des Apôtres ou des premiers disciples sont rares, et pourtant ces terres de l’ancienne Raška sont ensemencées de la foi en Jésus-Christ. Le grand théologien serbe saint Nicolas Vélimirovitch a su, de façon admirable, évoquer dans son texte Théodule la singularité de son peuple, peuple serviteur de Dieu, peuple « théodule » comme le dit le titre de son opuscule. En effet, dans la conscience serbe, l’histoire de la nation a valeur d’histoire « sainte ». Deux moments en constituent le fondement. D’abord, à la fin du XIIe siècle,  les vies du roi saint Syméon le Myroblite et de son fils Ratsko, devenu moine : saint Sava. Ces deux noms ont rapproché les exigences de l’exercice du Pouvoir et celles de la vie monastique, posant cette dernière comme  l’idéal le plus élevé d’une vie humaine. Puis, second moment, l’histoire du Prince Lazare, qui sera défait et assassiné en juin 1389, lors de la bataille du Kosovo, au Champ des merles, contre les Ottomans. Avant d’engager le combat, ce Prince en confie l’issue, en une ardente prière, au Maître de toutes choses. Et il comprend qu’il lui est demandé de choisir entre une victoire ici-bas, éphémère et fragile, et la couronne véritable, qui n’est pas de ce monde : une victoire dans la vie éternelle. C’est cette dernière qui sera choisie par ce saint Prince, et l’âme serbe se nourrira de ce récit, et acquerra la certitude intime que son destin est de servir Dieu  dans un chemin de tribulations et d’apparentes défaites. Ainsi ce peuple serbe est bien un peuple théodule et comme un mystagogue nous conduisant au cœur du mystère, celui de la kénose divine, celui du Dieu fait homme, celui de l’humilité.

Une amitié d’une quarantaine d’années unit  notre monastère à  la Serbie. Ce fut une des contrées orthodoxes parcourues, dans les années 70 par notre Geronda ; la première fois, il était encore  moine de la communauté de Père Placide, lequel parcourait alors les contrées orthodoxes de l’Europe. Puis, dès la formation de la communauté monastique de la Transfiguration à Martel, ces terres de l’antique Rašca ont été maintes fois sillonnées, découvertes, aimées par Geronda et les sœurs, des affinités spirituelles profondes se sont établies et nouées ; elles sont si fortes que l’histoire de notre monastère est profondément unie à plusieurs communautés serbes. .  Nous pouvons sans grand risque supposer que la foi profonde et radicale des personnes alors rencontrées il y a quarante ans, faisait contraste avec les atermoiements de nombre de clercs et d’intellectuels latins, trop souvent soucieux de complaire au Monde. Et, lorsqu’un quart de siècle plus tard, la Serbie se trouvera plongée dans la guerre et fera l’objet, de la part de l’Europe occidentale et des Etats-Unis avec, hélas, une orchestration réussie de moult intellectuels  médiatiques français,  d’une désinformation scandaleusement manichéenne, transformant les Serbes en boucs-émissaires qu’il fallait, au nom du Droit et de la Civilisation, bombarder et affamer, notre monastère eut le courage de s’opposer à cette infamie, et vint en aide à ces populations méprisées. D’ailleurs, pour notre Geronda féru d’histoire, la falsification du récit de ces nouvelles guerres balkaniques, ne pouvait que faire écho à un autre mensonge inscrit, lui, dans notre récit national : celui des guerres de Vendée. De façon plus large, ce  peuple serbe théodule n’est  pas sans assonance avec une France « fille aînée de l’Eglise » : du baptême de Clovis et de son onction royale avec le miracle de la sainte ampoule, en passant par le vœu de Louis XIII qui nous vaudra ce maître-autel de Notre-Dame de Paris, miraculeusement  épargné par les flammes, et sans oublier la mort en martyr de Louis XVI se laissant attacher les mains parce que celles du Christ lui-même avaient été liées : notre propre histoire nationale, ne peut être dissociée de la foi chrétienne.

Ces affinités n’ont rien d’obsolètes, et ne sont pas étrangères aux accueils exceptionnels dont nous avons été gratifiés : au monastère de la Sainte Trinité, à Stanjevici, les Pères n’étaient pas peu fiers de pouvoir écrire dans leur livre d’or que, pour la première fois en sept siècles, une liturgie venait d’être célébrée en langue française. Mais la joie communicative de ceux qui nous recevaient, les honneurs qui entourèrent à chaque fois Geronda et Gerondissa, les cadeaux reçus, les tables aux mets copieux et savoureux exprimaient d’abord une  reconnaissance qui s’adressait à notre higoumène pour sa présence fidèle et courageuse auprès des Serbes et, plus encore sans doute, pour ses enseignements et son témoignage. Nous tous, pèlerins, avons vibré de joie, de fierté et de gratitude devant ces témoignages d’affection.

Comme ces pèlerins d’Emmaüs déjà évoqués, il nous est arrivé, de « sentir notre cœur brûlant au-dedans de nous » (Lc 24.32)  L’higoumène de Draganac, Père Hilarion, nous a dit que « Tout voyage est l’icône d’un pèlerinage au Ciel ». Ce n’est pas une métaphore ni une figure de style, mais une réalité, une donnée expérientielle que nous avons ressentie. A l’écoute des récits pudiques racontant la destruction des bâtiments monastiques, l’assassinat de moines, la décapitation de certains, à la vue du monastère de Decani protégé jour et nuit, dehors et dedans, par les forces militaires de la KFOR, comment ne pas ressentir la fragilité de la vie, comment ne pas comprendre que tout est aux mains de Dieu ? Ou encore, comment demeurer insensible à la beauté de ces Liturgies célébrées en plusieurs langues, à l’union dans la prière de tous ces saints avec lesquels nous nous trouvons réunis dans une même église, et dont l’invisibilité est rendue visible par les fresques et les icônes, et dont la mort en ce monde est surmontée par la présence agissante des reliques ? Comment enfin demeurer étranger à la puissance des Energies Incrées qui nous transfigurent, en croisant en ces monastères tant de regards lumineux, transformés par l’action de la Grâce ? Les mots peinent à dire la réalité sensorielle du mystère, et pourtant, et sans nulle emphase, ce pèlerinage nous a introduits, malgré nos asthénies et nos indignités, dans la communion des saints, et nous sommes allés de bénédictions en bénédictions et, – fut-ce en des instants fugaces à cause de nos nuques raides –  d’illuminations en transfigurations.

Et maintenant ? Eh bien, « Maintenant, je commence » comme dit le psalmiste (Ps 76. 11). Ce pèlerinage ne fut pas une parenthèse, mais un avant-goût de plénitude de vie et d’intemporalité; il n’a pas fait diversion,  mais  nous a reconduits au contraire dans la plénitude de notre condition, celle de pèlerin, un pèlerin de passage en ce monde en lequel se trouve néanmoins la Présence de Dieu et celle de tous les saints, un monde dans lequel la vie en Christ est déjà possible, comme ne cesse de nous l’enseigner notre Eglise.

 

Jean Gobert

Sur le lieu de la bataille du Champ des Merles (Kosovo)
Monastère de Decani
A l'ermitage de Saint sava
Liturgie au monastère de Zica
Homélie à l'église de l'Ascension à Belgrade
Avec le Patriarche Irénée
Avec Monseigneur Amphiloque
Avec Monseigneur Amphiloque